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vendredi 6 août 2010

Driss Chraïbi : les cinq piliers de l'islam



Le Passé Simple du marocain Driss Chraïbi, paru en 1954, a fait l'effet d'une bombe explosant en pleine figure à la face des Marocains et des colonisateurs français. L'auteur livrait une description sans concessions des travers de la culture islamo-marocaine loin des clichés bon enfant et exotiques véhiculés par la littérature de l'époque. Dans ce livre, Driss Chraïbi laisse exploser sa colère et sa révolte contre les traditions de son pays et contre un islam sclérosé utilisé comme outil d'oppression. Avec le Passé Simple et son verbe acerbe et novateur, l'auteur fit entrer le roman maghrébin d'expression française dans la modernité et convia son peuple à une réflexion sur les problématiques modernes du Maroc et de la civilisation musulmane.
Voici un extrait où Driss Chraïbi s'en prend à la pratique routinière et dévoyée des 5 piliers de l'islam. Le jeûne, au lieu d'être un moyen d'élèvation spirituelle, est pratiqué par les musulmans dans la mauvaise humeur et en passant une bonne partie de la journée à dormir. Pareil pour la Zakat dont l'islam a imposé l'obligation à tous les croyants par solidarité envers les plus démunis de la société. Si les couches sociales modestes s'en acquittent conciencieusement, en revanche, les riches emploient toutes sortes de subterfuges pour s'en soustraire.
Un texte à méditer à l'approche du mois de Ramadan.

L'extrait :

"Les cinq commandements de l'Islam sont par ordre d'importance :
- La foi ;
- les cinq prières quotidiennes ;
- le jeûne du Ramadan ;
- la charité annuelle ;
- le pèlerinage à La Mecque.
"Pour ce qui est du premier commandement, tout le monde croit en Dieu bien que le "Marocain moyen" n'en respecte pas les corollaires : on peut jurer et être parjure, mentir, être adultère, boire. Mais la foi est sauve et Dieu Très-Puissant et Très-Miséricordieux.
"En ce qui concerne les prières, seules les personnes âgées les font. Encore que ce soit pour la plupart d'entre elles une habitude ou un manifeste. De sorte que celui qui croit en Dieu, jeûne pendant le Ramadan, ignore le vin et le porc, fait ses cinq prières par jour et tire le diable par la queue, est presque automatiquement étiqueté saint, pourvu qu'il soit d'un certain âge, qu'il porte au cou un chapelet assez lourd et que sa barbe soit fournie.
"Mon grand-père est un saint à titre posthume ; parce qu'il était pauvre, pieux et lunatique.
"Le jeûne est généralement admis dans les croyances et partout suivi comme un rite millénaire. C'est-à-dire qu'en dehors de ceux qui sont obligés de travailler tous les jours pour subvenir à leurs besoins, les gens paressent dans leurs lits jusqu'à midi et font ensuite des parties interminables de poker ou de loto, pour tuer le temps et tromper la faim. Les jeux de hasards sont interdits par la loi et le Ramadan est un mois de recueillement et de prières. J'ai toujours vu mon père pendant ce jeûne d'une humeur particulièrement massacrante parce qu'il ne pouvait pas fumer. Il sortait faire un petit tour vers midi, rentrait et épuisait tous les sujets de conversation et toutes les occasions de dispute. Le soir, il redevenait le plus doux des hommes parce qu'il avait fumé et ne disait plus rien parce qu'il fumait jusqu'au matin.
"Quand le Prophète Mohamed a prêché le jeûne, c'était pour que tous, riches et pauvres, jeunes et vieux, souffrent pendant une période déterminée, de l'aube au crépuscule, de la faim dont souffrent éternellement et uniquement les pauvres ; pour inciter tout le monde à garder en dépit de cette souffrance même un caractère égal en tout lieu et en toute circonstance ; pour que cette abstinence d'aliments et de boissons, de jouissances vénériennes et autres, forge les caractères et les volontés et prédispose, en purgeant les corps et les cerveaux, à un état d'âme susceptible d'assimiler une élévation vers Dieu. Enfin pour que la vie, coupée un mois sur douze par un changement total d'habitudes, ne risque pas par sa monotonie de transformer les hommes en robots.
"Le quatrième commandement est défini par les lois suivantes :
- un prélèvement de 2,5 % sur les biens doit obligatoirement revenir aux pauvres;
- ce prélèvement est annuel et doit être aussi précis que possible ;
- les biens immeubles qui ne rapportent pas ne sont pas passibles de taux.
"Au Maroc, on a adopté le jour de l'An Hégirien pour l'enrichissement des pauvres. En fait, j'ai toujours vu ce jour-là une distribution de pièces de monnaie, de figues et de dattes, faite surtout par les épiciers et les petits commerçants. Les riches prennent leurs précautions à l'avance, transformant leurs biens liquides en biens immeubles qui, de par la loi islamique, ne sont pas imposables. De la sorte, ils n'ont rien à donner à personne et n'auront pas de compte à rendre à leur conscience, ni à Dieu. Le Prophète n'a pas prévu cette escroquerie subtile. Bien plus, les immeubles et les terres acquis ainsi peuvent décupler de valeur en un minimum de temps. C'est l'une des raisons qui expliquerait les affaires miraculeuses.
"Par ailleurs, il se peu que des pauvres réunissent ce jour-là une somme assez rondelette. Il se retrouveront le lendemain mendiants, attendu qu'ils auront envoyé l'argent récolté dans leur douar pour s'acheter un lopin de terre ou du bétail.
"Le pèlerinage à La Mecque est prétexte aux Marocains riches pour visiter les pays du Proche-Orient. Je cite le cas de mon père qui est resté trois ans absent ; soi-disant pour se recueillir sur la Kaaba, la sainte Pierre Noire. A son retour, venant du Hedjaz, il distribua des dattes de Médine et du bois de santal à ses proches et amis, heureux d'avoir même un grain de poussière du pays saint. Ma mère lèche encore une de ses fameuses dattes, la vingt-septième nuit du Ramadan, la Nuit du Pouvoir où "anges et démons fraternisent sur les gazons tapissés de pétales de roses, au paradis". Mon père tendit sa dextre en un geste magnanime et tout le monde la baisa et la baise encore en gratifiant son possesseur du titre honorifique de Haj, c'est-à-dire un type qui a été à La Mecque. Par la suite, il devait nous apprendre que la presque totalité de sa fortune avait fondu dans les tripots de Damas et du Caire. Mais il s'est réellement recueilli sur la Kaaba et a donc droit à son titre. Louange à Dieu très-haut, père de l'univers et roi du Jugement dernier !"

Driss Chraïbi, Le Passé Simple, Folio, pp. 208-211.

1 commentaire:

  1. Des notes de lecture vraiment très intéressantes, elle donnent envie de lire et de découvrir une littérature qui m'est à ce jour encore assez mal connue. Ghalib, Driss et le dernier Moghol sont une découverte pour moi (et sans doute pour beaucoup). Continuez Uwaysis !

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